« Aux confins des temps, alors que les
hommes commençaient à poser leurs émotions et leur volonté sur des parchemins
ou des tablettes encore naïves, ils libérèrent la plus puissante magie, celle
de la création.
— C’est pour cela que, partout, des
monstres sont apparus sur Terre ?
Aewle acquiesça. Elle resserra la
lourde couverture de laine sur le corps fluet de la fillette avant de
poursuivre son histoire. L’enfant la connaissait par cœur, mais ne se lassait
pas de l’entendre.
— La crédulité des humains qui
recopièrent de fameuses légendes jusque là narrées seulement, avec moult
pouvoirs destructeurs accordés aux créatures malignes qui les rendaient quasi
invincibles, puisque devenant incroyablement dangereuses, engendra les premiers
dégâts. Les scripts annotaient les histoires et dans les marais, les grottes,
les gouffres sombres, mais aussi au cœur des arbres des forêts perdues, les
coins reculés et inexplorés, des êtres naissaient et grandissaient avant
d’envahir le monde humain et de venir s’y abreuver. Or, chaque monstre
démontrant sa force, sa puissance, générait une nouvelle chronique que les
hommes s’empressaient de relater…
L’enfant frissonna. Elle
chercha un peu de chaleur près du feu, qui brûlait sagement sous la voûte
arrondie de la grotte. La fumée montait, aspirée
par une crevasse dans la roche. Sur les murs, des dessins racontaient l’histoire
des hommes, faisant écho aux mots de la conteuse.
— Les murs des temples Incas ou Mayas, les
tombeaux des grands rois de Chine et d‘ailleurs, les parchemins en Égypte, les
manuscrits aux enluminures faramineuses que les marchands s’offraient pour
montrer leurs richesses, regorgeaient de tous les contes dont les hommes
gardaient souvenir. Et dès que l’un d’entre eux, relisant ces mots ainsi donnés
à l’histoire, croyait en ces êtres maléfiques, en rêvait et en espérait la
véracité, les lieux de création bouillonnaient et répondaient d’une nouvelle
entité.
Conscientes du phénomène, mais ne
parvenant pas à l’éradiquer, des générations de grands Sorciers œuvrèrent pour
enfermer la puissante magie des mots. Ils réussirent à empêcher des monstres
sanguinaires…
— Les démons ? coupa l’enfant.
— Oui, ainsi que les ogres, loups-garous,
ou autres succubes…
— De nuire aux hommes, récita Irwam,
faisant sourire sa mère.
— De nuire aux hommes, reprit-elle d’une
voix douce, imposant une écoute silencieuse, en les ramenant au stade de
légendes racontées, d’histoires désuètes légèrement impressionnantes, que l’on
oubliait dès les écrits refermés. Ils s’obstinèrent à détruire, autant que
possible, les milliers d’ouvrages existants, massacrant les soubassements
merveilleux, brûlant les textes péremptoires, mais toujours les hommes
recommençaient, reproduisaient… réécrivaient.
— Alors, six d’entre eux s’unirent pour
créer une protection magique, continua Nawej en venant s’asseoir près d’elles.
Irwam lui prit la main et la glissa
sous sa tête. Le jeune Àlwar la laissa agir avant de plonger ses grands yeux
noirs au fond de ceux de leur mère. Elle accepta cette demande silencieuse,
même si cette partie la rendait toujours triste.
— Des six Sorciers qui œuvrèrent, trois
seulement survécurent : Sagesse, Raison et Oubli. L’accouchement avait été
terriblement mortel pour les autres.
— Souvenir, Fantaisie, Imprudence,
murmura la petite fille.
— Mais, durcit un peu Aewle, la
victoire les rendit presque euphoriques, chassant la douleur de la perte d’amis
si puissants. Enfin, ils détenaient un mode de contrôle sur ces viles
créatures. Ces Sorciers, aux pouvoirs jamais égalés, leur dualité ayant
disparu, avaient créé une protection magique, quasi inviolable, derrière
laquelle un monde nouveau prit forme, une espèce de toile tendue entre les deux
strates. Et, ils en étaient les Gardiens, prévoyants, attentifs, sages. Ils
avaient perdu leur essence, leur forme humaine pour donner vie à cet édifice
magique, mais avaient gagné une sorte d’immortalité. Ils étaient devenus des
esprits, des filaments de puissance…
Ils étaient devenus le Voile.
— Encore ! demanda l’enfant dans
un demi-sommeil.
Aewle sourit. Elle posa doucement Irwam
qui s’emmitoufla dans sa couverture et referma ses yeux. Nawej parvint à se
dégager et attisa le feu. Quelques braises crépitèrent puis le silence retomba.
Il s’installa confortablement, sa tête sur un sac et son flanc touchant le dos
de sa sœur. Il caressa longuement les longs cheveux noirs.
Aewle reprit sa narration, lentement,
sa voix portant au sein de la caverne, créant un doux grondement, berçant
légèrement la jeune fille tout en inculquant dans sa mémoire les fondements de
leur histoire.
— Les bassins de populations
s’extradaient et les humains, leurs frères, cherchaient d’autres contrées,
créant sans le savoir des poches de vies monstrueuses partout où ils apportaient
leurs traditions. Les légendes se perpétuaient, de bouche à oreille, et les
trois Sorciers s’adonnaient à les enfermer, soigneusement. Afin d’éviter les
massacres ancestraux, relatés seulement par les longues soirées d’hiver, ils
laissèrent les religions gouverner les esprits et mettre dans l’oubli ces
traditions orales, les remplaçant par des rites nouveaux. Les démons étaient
répudiés, et les anges bénis. Les hommes écoutaient les saintes paroles et
craignaient de raviver les vieilles légendes en les contant encore. Certes, au
fin fond des coins reculés, on murmurait souvent le soir auprès d’une flambée
ces souvenirs pour donner quelques frissons. Mais plus personne n’y portait de
crédit. Et la structure surnaturelle jouait merveilleusement son rôle protecteur :
barrière infime entre le monde réel et celui des créatures magiques et
mystiques.
— Le temps passa, compléta Nawej.
— Et les hommes oublièrent d’écrire ces
contes, de narrer pour une sorte d’éternité les monstres de leurs traditions…
— L’oralité a cela de magique qu’elle
se perd dans le temps.
— Parfois, pourtant, des enfants
dessinaient, munis de bâtons et de leur innocence les histoires entendues
auprès des conteurs de village. Et, les Sorciers reprenaient un peu leur
office, isolant la créature ainsi mise au monde, la refoulant prestement
derrière le Voile.
Elle jeta un bout de bois dans le
bûcher, inspira longuement, avant de poursuivre laconiquement sa narration.
— Presque trente siècles s’écoulèrent.
— C’est long ? s’enquit Nawej.
— Oui, même pour nous, reconnut Aewle.
Et toujours les trois Sorciers protégeaient les humains de leur folie, de leurs
envies. Un jour, un homme créa la machine qui devait, presque, anéantir leurs
efforts : l’imprimerie.
Irwam gronda dans son inconscience,
faisant sourire son frère.
— Certains mots ont le pouvoir d’effrayer...
marmotta-t-il.
— Avec cette machine, les textes purent
traverser les distances infinies et mener à tous les hommes ces histoires si
longuement enfermées… Avec elle, les monstres renaissaient, redoublants de
forces incalculables, puisque les hommes les retrouvaient, les aimaient, les
adulaient et cessaient de les craindre ! Un épanchement de créatures,
infâmes, nouvelles de surcroît — l’imagination des hommes étant libérée de la
gangue des traditions orales — envahit la surface du monde humain… Ruinant
ainsi des années de surveillance, créant des régions malsaines. Mais les
Sorciers veillaient. Encore. Et la barrière magique protégeait. Il séparait les
humains de ces monstres et prédateurs potentiels.
Elle marqua une pause, pensive. Sa voix
devint un filet, doux et délicat, imprégné de la conscience douloureuse de ces
événements trop lourds.
— Toutefois, devant l’affluence
d’écrits, les premiers tourments apparurent. Le Voile se déchira, et laissa
passer, à nouveau, ces êtres dans le monde des hommes… créant ainsi de
nouvelles légendes, telles celle du Gévaudan, ou bien d’autres, aussi morbides
que réelles. Le passage au vingtième siècle accentua ce phénomène.
Face aux inventions des hommes, le
Voile montra ses faiblesses, étant basé sur des préceptes moraux que les
premiers avaient tôt fait d’ignorer, oubliant d’être sages, et rêvant de
victoires sur des monstres qu’ils créaient sans cesse, renouvelant les hordes
existantes, ou en imaginant de nouvelles. Et les Sorciers comprirent l’utilité
de leurs frères, de leur dualité… car le bien et le mal ne peuvent exister
qu’ensemble.
— La Sagesse n’est probante que si
l’Imprudence lui fait face, s’amusa Nawej. Le Souvenir rend l’Oubli plus juteux
et la Raison n’a de valeur que si la Fantaisie lui en donne.
— Les trois vieux Sorciers virent leurs
forces s’amoindrir. Au fil des mots, au fil des histoires, les hommes mettaient
à mal le Voile protecteur en inventant de plus en plus de créatures. Ils
décidèrent alors de s’unir pour renforcer à jamais cette barrière et la rendre
infranchissable, au péril de leur propre existence. Ils créèrent, à l’aide de
leurs dernières forces, un ordre particulier : les Gardiens du Voile, à
partir de créatures magiques aux idéaux pacifiques. Des êtres purs et
puissants, auxquels les trois sorciers donnèrent la capacité de franchir la
structure surnaturelle, pour capturer les monstres et les ramener du bon côté.
Mais toute chose crée, engendre un double, un négatif. Les êtres du bien virent
naître ceux du mal.